"Bien parler du handicap, c'est en parler complètement." - Conversation avec Sandrine Graneau.
Sandrine a subi une quadruple amputation en 2019 à la suite d'un choc toxique, une maladie féminine rare et souvent passée sous silence, déclenchée par l'utilisation de protections menstruelles. Co-auteure du livre "Choc Toxique" publié chez Flammarion en 2021, Sandrine s'investit activement dans la sensibilisation autour de la maladie et du handicap. Elle nous partage son parcours, sa vision sur la manière dont le handicap est perçu dans notre société et souligne l'importance d'éduquer à l'empathie et à la bienveillance.
U-Exist : Bonjour Sandrine. Pour commencer, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
Sandrine Graneau : Je m'appelle Sandrine, j’ai 40 ans, je suis mariée et mère de trois enfants. Pendant de nombreuses années, j'ai exercé en tant qu'infirmière. À la suite d'un choc toxique en 2019, j'ai subi l'amputation de mes deux jambes et d'une partie de mes doigts. Actuellement, je vis avec deux prothèses tibiales.
UE : Comment avez-vous abordé le processus de personnalisation de vos prothèses ? Cela s'est-il manifesté dès le début ou plus tard dans votre parcours ?
SG : Initialement, la personnalisation n'était pas une priorité, car lors de la rééducation, ces aspects ne sont généralement pas abordés. Au départ, nous manquons d'informations essentielles à ce sujet. C'est seulement lorsque j'ai été prise en charge par mon prothésiste en dehors du centre de rééducation qu'il m'a introduit à cette dimension. Il m'a informée sur les options de personnalisation, notamment les tissus spéciaux, et m'a proposé ces choix dès que j'ai pu obtenir ma première prothèse définitive.
"C'est hyper important pour moi d'avoir une prothèse qui me plaise esthétiquement."
UE : Vous mentionnez que vous n'aviez pas toutes les informations au départ, qu'est-ce que cela signifie concrètement ?
SG : Au début, nous ne comprenons pas bien quel sera notre parcours en tant qu'amputé(e) avec l'appareillage. Ce n'est pas quelque chose qui se fait instantanément, il y a de nombreuses étapes, plusieurs essais de prothèses, et il faut attendre d'avoir un moignon stable, entre autres. On entend souvent parler de la soi-disant prothèse "définitive", qui en réalité ne l’est pas du tout. On s'imagine des choses, mais le processus est bien plus long que prévu. J'ai passé trop de temps avec des prothèses d'essai en plastique, constamment ajustées. La personne en charge de moi ne comprenant pas mes besoins, m’avait dit “de toute façon tu auras un revêtement effet peau”. Alors que pour moi, c’était important d’avoir une prothèse qui me plaise esthétiquement.
UE : Vous avez réalisé à ce moment-là que vous n'étiez pas en phase avec cet appareil…
SG : Oui, exactement. C'était simplement parce que j'avais ce désir, c'était un peu comme un petit cadeau pour moi, de pouvoir choisir mon décor et ma couleur d’emboîture. J'ai pensé que je risquais de passer à côté de cela, presque comme une enfant à qui on aurait oublié de faire un cadeau.
UE : C'est un moment important pour vous, le moment où vous découvrez votre nouvelle prothèse ?
SG : Oui, c'est très important. C'est aussi un moment angoissant, car on se demande si la prothèse conviendra bien après toutes les étapes qui ont précédé. J’apprécie beaucoup ce moment où l'on me demande : « Alors, avez-vous choisi un motif ? Quel type de Lycra souhaitez-vous ? ». C'est comme faire du shopping, avec cette excitation de choisir quelque chose. Et à la fois, on ne doit pas se tromper, car la prothèse sera portée pendant longtemps.
UE : Vous dites que le moment de la découverte de votre prothèse peut aussi être source d’angoisse ?
SG : Oui, car les ajustements ne sont souvent pas parfaits, on peut aussi s'inquiéter du bon déroulement du transport ou craindre la transition de la prothèse en plastique à celle en carbone, en espérant qu'aucun défaut n'ait été négligé. En tant qu'amputée bilatérale, chaque détail doit être précis au millimètre près, ce qui rend l'appareillage particulièrement délicat. Refaire une prothèse n’est pas une démarche simple, je suis consciente que cela nécessitera plusieurs mois pour trouver le bon réglage, assurer une emboîture parfaitement adaptée et obtenir des ajustements optimaux. C'est un processus complexe qui entraîne une fatigue et un stress considérables.
"Je prends tout ce qui peut apporter un peu de positivité, qui peut donner une touche légère, joyeuse (...)"
UE : Cela vient peut-être adoucir ce stress, de voir que votre prothèse est belle ?
SG : Oui, absolument. L'esthétique c’est hyper important. Je ne sais pas si c'est plus important pour les femmes que pour les hommes, mais en ce qui me concerne, en tant que femme, marcher avec deux tubes entraîne des difficultés liées à mon image personnelle et à la manière dont je m'habille, car je me sens complètement limitée dans mes choix. C’est très compliqué d’accepter le matériel. D'après ce que j'entends également dans le cabinet du prothésiste, chez beaucoup de femmes, cette dimension esthétique est difficile. Après quatre ans d’appareillage, je ne m'y suis toujours pas habituée, et je pense que je ne m'y habituerai jamais. C'est une réalité. Cependant, dans la réalité, je prends tout ce qui peut apporter un peu de positivité, qui peut donner une touche légère, joyeuse, et qui me ressemble un peu plus. Je saisis toutes les opportunités positives qui se présentent.
UE : Vous continuez à dissimuler vos prothèses ?
SG : Oui. Je ne m'aime pas en prothèse apparente. Ce n'est pas moi, ce n'est pas mon corps, ce n'est pas comme ça que je veux me voir. Je ne suis pas gênée devant ma famille, mes enfants, ce n'est pas un problème, et je peux si j'ai un souci, remonter ma jambe de pantalon et laisser voir ma prothèse même dans un lieu public si vraiment ça ne va pas. Mais je trouve que ça attire le regard et comme tout le monde, j'ai un ego, je peux avoir envie d'attirer les regards sur moi, mais pour d’autres raisons que mon handicap et mon appareillage. Je ne veux pas exister au travers de cela. La dimension esthétique et l'impact sur l’image sont difficiles à gérer. C'est un processus de deuil, certains le font rapidement, d'autres plus lentement, et certains peut-être jamais. Pour ma part, je n'ai pas envie de susciter des questions ou d'être constamment interpellée sur mon handicap. Donc, moins j'en montre, mieux je me porte.
"La personnalisation de ma prothèse est le seul aspect que je peux choisir."
UE : C’est donc votre plaisir strictement personnel que d’avoir votre prothèse personnalisée ?
SG : Absolument. c'est ma prothèse, et à mon sens il n'y a rien de plus personnel que ça. Cette esthétique, c'est la seule chose que je peux choisir. Le handicap, la maladie, ce sont des réalités imposées, des contraintes inévitables. La personnalisation de ma prothèse, c'est hyper important. Je ne pensais pas que ce le serait autant, mais en expérimentant, j'ai réalisé à quel point c'est crucial. Quand je rentre avec ma nouvelle prothèse, je suis toute fière, c'est comme le moment de déballer un cadeau, je la montre à mes enfants, mon mari. Je subis vraiment beaucoup le handicap, la prise en charge médicale… et la personnalisation de ma prothèse est le seul aspect que je peux choisir.
"J'associe mes prothèses à des souvenirs. Il se forme une sorte de lien (...) elles m'appartiennent vraiment, c'est extrêmement personnel."
UE : Pourriez-vous dire que vous en êtes fière, comme beaucoup peuvent le manifester ?
SG : Non, je ne ressens pas particulièrement cette fierté que d'autres peuvent éprouver. En revanche, j'associe mes prothèses à des souvenirs. Au cours des quatre dernières années, j’en ai eu plusieurs, et par exemple, je sais que je ne choisirai plus jamais une prothèse violette. Mes prothèses me renvoient à un état d’esprit dans lequel j’ai pu être, ou encore aux défis que j'ai traversés. La dernière que j'ai eue représente le moment où j'ai commencé à gagner en autonomie, alors j'ai choisi des motifs qui m'évoquaient cette période. C’est étrange mais il se forme une sorte de lien, une relation empreinte de positif ou de négatif. Mes prothèses ont une gaine qui recouvre l'emboîture, donc je suis la seule à les voir. Elle m'appartiennent vraiment, c'est extrêmement personnel. C'est presque aussi intime que de la lingerie, du moins c'est ainsi que je le perçois.
"Je souhaite que les gens comprennent ce qu'est réellement le handicap, qu'ils nous voient tels que nous sommes, et que l'on brise les silences."
UE : Pourquoi avoir eu envie de témoigner ?
SG : Alors ça c’est un peu la nouvelle Sandrine “post-amputation”. Autant c’est quelque chose d’assez intime, autant j’aime parler et partager autour du handicap. J’ai créé une association, je m’efforce de sensibiliser sur le handicap, je suis impliquée dans de nombreux projets dans ce sens, car j’ai aussi le désir que les gens comprennent ce qu’est réellement le handicap, qu’ils nous voient tels que nous sommes, et que l’on brise les silences. Mes amputations sont liées à une maladie rare chez la femme : le choc toxique, une réalité complexe et taboue. Par conséquent, je me suis mise à prendre la parole fréquemment. Chaque opportunité visant à faire progresser les choses dans le domaine de la santé et du handicap est une occasion que je saisis. Dès que je suis sollicitée, ma réponse est toujours positive.
"Le choc toxique est une maladie extrêmement taboue en France."
UE : Que mettez-vous en place pour parler de ces sujets ?
SG : L’association que j’ai créée est un support pour pouvoir discuter de cette maladie, ou du handicap en général. Mais je ne suis que rarement sollicitée car, à nouveau, le choc toxique est une maladie extrêmement taboue. Si un jour je réussis à en parler dans un collège, on célèbrera cette victoire. La France a un très gros travail à faire sur ce point.
Cependant il y a deux mois j’ai été sollicitée par une école d’aides soignants pour parler du handicap et du rôle du soignant dans la prise en charge des personnes handicapées. J’ai aussi co-écrit un livre avec une journaliste. Cela me permet d'évoquer le choc toxique menstruel, que je relie aussi au handicap, car la maladie a marqué quelques semaines de ma vie, tandis que le handicap en constituera le reste. J'ai été sollicitée pour participer à la commission d'accessibilité de ma commune, pour travailler sur l'accès aux lieux publics, l'espace public, les trottoirs… autant de domaines qui nécessitent des améliorations. Je m'engage dans divers petits projets en utilisant mon histoire et ma notoriété relative pour sensibiliser au handicap de manière différente et apporter des changements. On peut être représentatif de nombreuses réalités, mais chacun est unique, et j’essaie à mon petit niveau de faire bouger les choses.
UE : Pouvez-vous nous parler de votre livre ?
SG : Oui, il est édité chez Flammarion et s'intitule "Choc Toxique". Je l’ai co-écrit avec la journaliste Claudine Colozzi. Le livre est divisé en deux parties : la première constitue mon témoignage, où je relate mon expérience avec la maladie, la perte de mes membres, le début de l'appareillage, la rééducation, et les bouleversements que cela a entraînés dans ma vie. En parallèle, la journaliste a enquêté sur la pathologie, les signes de la maladie, ainsi que la réglementation sur les produits d'hygiène menstruelle, par exemple.
UE : Vous avez certainement fait de nombreuses découvertes ?
SG : En effet, j'ai notamment découvert que les conseils selon lesquels je pouvais garder un tampon ou une cup menstruelle pendant 12 heures étaient en réalité fortement déconseillés ! En utilisant mon expérience pour éviter que d'autres femmes ne subissent l'amputation de leurs deux jambes, j'ai trouvé un moyen d'aider les autres, ce qui, pour être honnête, me permet de m'évader de ma maladie, de mon handicap, de mes difficultés et de mon parcours médical compliqué. Il y a un aspect de réciprocité, c'est comme une forme de thérapie pour moi.
UE : Aujourd’hui, peut-on dire que vous faites essentiellement de la sensibilisation ?
SG : Effectivement, car je ne peux plus exercer d'activité professionnelle en raison de mon invalidité. Cependant, avec trois enfants à charge, cela occupe déjà une grande partie de mon temps. Marcher 500 mètres par jour, même si ce n'est pas une distance considérable, me demande beaucoup d'efforts, d'autant plus que je dois gérer ma maison, mes enfants et mes nombreuses consultations médicales. C'est déjà amplement suffisant.
Par ailleurs, je suis impliquée dans divers projets, comme la participation à une exposition photo sur le handicap que nous organisons avec ma commune, et dont vous êtes d'ailleurs le mécène. Je fais notamment partie des modèles photos, un défi que je me suis lancé, tout comme les autres défis que je relève dans ma vie. En résumé, ma vie est une série de défis !
Toutes ces activités contribuent à rendre ma vie moins monotone, et je cherche constamment des petites initiatives pour mettre en avant les personnes en situation de handicap de manière positive.
"Je trouve parfois difficile cette représentation de "super-héros" que beaucoup recherchent (...) il est aussi important d'être conscient de nos vulnérabilités."
UE : Quels grands messages souhaitez-vous transmettre ?
SG : Fondamentalement, je souhaite que les personnes en situation de handicap ne soient pas perçues comme des individus différents. D'une part, il est essentiel que nous soyons inclus de la même manière que n'importe qui, mais d'autre part, je commence à ressentir des réserves envers l'idée que nous sommes des "warriors" capables de tout. Ce sentiment, que beaucoup ont tendance à véhiculer, peut conduire à la perte des aides nécessaires. Parfois, les médias mettent en avant des athlètes exceptionnels avec des prothèses sophistiquées, en créant une image trompeuse selon laquelle nous vivons comme tout le monde. Non, la réalité c’est que ma vie est impactée, et que parfois un “petit bobo” sur ma jambe me cloue au lit. Je trouve parfois difficile cette représentation de "super-héros" que beaucoup de personnes en situation de handicap recherchent, car bien que nous ayons tous le désir de briller un peu, il est aussi important d'être conscient de nos vulnérabilités.
Ce que je veux vraiment, c'est que nous apprenions à vivre ensemble, que la société soit plus compréhensive et empathique envers les personnes en situation de handicap. Je souhaite que l’on passe d’un regard empreint de peur, de dégoût ou d'indifférence à un regard empathique et juste. On est souvent infantilisés aussi, ce qui est insupportable. J'essaie d'expliquer aux gens que cognitivement, tout va bien, même si je ne peux pas beaucoup marcher, je peux comprendre. Mon combat consiste à mettre fin à la perception différente et que l’on soit juste dans nos rapports. Il est nécessaire d'éduquer les gens à la différence et au vivre ensemble.
"Certains propos très virulents témoignent d'un réel manque d'éducation au handicap."
UE : Pensez-vous que la France a encore un long chemin à parcourir ?
SG : Absolument, sur de nombreux aspects. Il suffit de regarder l'état de nos routes, de nos trottoirs, de nos accès... Cela résume assez bien la situation, on semble s'en moquer complètement. J'habite dans une petite commune où il y a énormément de travail sur ce sujet. Il y a quelques mois, lors d'une discussion avec un architecte urbaniste sur le revêtement des sols, sa proposition était des pavés. En 2023, des pavés ! Je lui ai donc demandé s’il avait déjà essayé de pousser un fauteuil roulant sur des pavés, ou de marcher avec une canne, et lui ai rétorqué qu’il privilégiait donc la perméabilité des sols plutôt que l'accessibilité, ce à quoi il n'avait guère de réponse.
Certains élus locaux m'ont également dit : "Madame Graneau, nous comprenons vos préoccupations, mais après tout, les gens ont deux bras et deux jambes, ils peuvent bien marcher 500 mètres pour aller chercher leur pain." Eh bien non, moi je ne peux pas marcher 500 mètres pour aller chercher mon pain. Les propos sont parfois très virulents, et témoignent d'un cruel manque d'éducation au handicap. Tant que les gens ne sont pas directement concernés ou n'ont pas de membre de leur famille confronté au handicap, ils ne réalisent pas. Tout cela est bien préoccupant.
"Je rêve d'une éducation qui promeut l'empathie, l'entraide et l'accompagnement mutuel, dès l'enfance."
UE : Comment pouvons-nous favoriser le dialogue et l'éducation sur le handicap ?
SG : L'éducation joue un rôle crucial, principalement à l'échelle scolaire. Banaliser la présence des personnes en situation de handicap dès le plus jeune âge peut contribuer à éliminer les regards curieux. Personnellement, j'ai fréquenté une école primaire où la cour était partagée avec des enfants en situation de handicap. Cela m'a permis d'être à l'aise avec ce public depuis la maternelle. Il est essentiel d'intégrer des témoignages de personnes handicapées dans les écoles pour sensibiliser les enfants à nos parcours de vie similaires aux leurs.
En France on a encore beaucoup de progrès à faire sur l'éducation et la prévention… Je peux en témoigner car malgré ma disponibilité pour partager mon expérience, les sollicitations pour des interventions en milieu scolaire sont rares. Il semble y avoir un enthousiasme superficiel pour aborder le handicap, mais peu d'actions concrètes. Actuellement, les élèves de 5e de ma commune bénéficient de seulement deux heures d'handisport par an, ce qui réduit la discussion sur le handicap au prisme du sport. De manière générale, les initiatives actuelles se limitent souvent à mettre en avant des personnalités handicapées dans le domaine du sport, et occultent des réalités plus ordinaires telles que la vie quotidienne d'une mère au foyer handicapée comme la mienne.
Je rêve d'une éducation qui promeut l'empathie, l'entraide et l'accompagnement mutuel, dès l'enfance. Il est essentiel d'éduquer les enfants sur la diversité, qu'elle concerne le handicap, la vieillesse ou d'autres aspects de la différence, en tout cas c’est de cette façon que j’éduque les miens. Les personnes en situation de handicap et les aidants ont un rôle crucial à jouer dans cette éducation, en partageant leurs expériences et en contribuant à changer les perspectives.
"On observe dans les médias, les publicités, un certain engouement pour cet aspect esthétique, qui transforme parfois le handicap en quelque chose de presque séduisant."
UE : Selon vous, comment est abordé le handicap dans le paysage médiatique ?
SG : En ce qui concerne les amputés, on a de bons représentants. Quand on voit des Théo Curin ou d'autres personnalités comme lui avec des charismes incroyables, ça apporterait presque un petit côté bankable, même si c'est moche de le dire comme ça. Il est indéniable que la technologie avancée de nos appareillages apporte un côté impressionnant et suscite l'admiration, surtout chez les hommes, qui considèrent parfois leur prothèse comme leur bécane. C'est amusant de voir cette quête d'élégance, de style prononcé, parfois jusqu'à porter des shorts en plein hiver. Et si cela contribue à leur épanouissement, je trouve ça formidable.
Je m’inquiète simplement de la tendance émergente à considérer l'appareillage prothétique comme un accessoire de mode, à le voir comme quelque chose de "fashion". Le côté un peu "robotique" que certains amputés revendiquent me dérange aussi, car un robot n'a pas de sentiments. Malgré cela, on observe dans les médias, les publicités, un certain engouement pour cet aspect esthétique, qui transforme parfois le handicap en quelque chose de presque séduisant. C'est une évolution qui suscite chez moi quelques réserves.
"Je suis lassée qu'on me fasse croire qu'une prothèse est confortable. C’est bien de nous représenter, mais c’est mieux de le faire en expliquant le quotidien, les difficultés."
UE : Cette nouvelle visibilité autour du handicap est-elle liée à une plus grande sensibilisation à l'inclusion ? Et est-ce une évolution positive pour vous ?
SG : En partie oui, parce que tout d’un coup on est mieux représentés, et les gens savent désormais à peu près à quoi ressemble une prothèse. D’un autre côté, j’émets quelques réserves quant à certains discours qui tendent à idéaliser le port de prothèses, en les présentant presque comme des outils qui offrent des super pouvoirs. Moi, mon super-pouvoir c’est de devoir ramper jusqu’à mon lit si j’ai trop mal aux jambes et que je dois retirer mes prothèses de mon canapé ! Attention à ce besoin de briller, il y a le paraître, et puis il y a la réalité de nos vies, qui sont difficiles. Il y en a que ça sauve moralement de penser comme cela et je le comprends, mais j’ai simplement peur que certains puissent se perdre dans leurs discours, et le vivre mal tôt ou tard.
Je suis aussi lassée que l’on me fasse croire qu’une prothèse c’est confortable. Non il n’y a rien de confortable dans une prothèse, on est pressé de l’enlever le soir car on la subit. C’est bien de nous représenter, mais c’est mieux de le faire en expliquant le quotidien, les difficultés. Expliquer par exemple qu’un rendez-vous chez le prothésiste, c’est 5 heures de consultation. Moi c’est ça ma vie, c’est loin d’être que du fun. Donc oui on se raccroche à des esthétiques, des choses qui apportent un peu de paillettes mais si on veut bien parler du handicap, il faut en parler complètement, avec les difficultés qui vont avec. C’est ça qui est important que les gens voient et comprennent, quel est le réel quotidien d’une personne en situation de handicap. Il n’y a que ça qui peut amener cette inclusion, cette empathie.
"J’ai trop souvent l’impression que l’on réduit la visibilité autour du handicap au sport de haut niveau."
UE : Quelle est votre vision sur l’impact que pourrait avoir un événement comme les Jeux Paralympiques ?
SG : C’est toujours très bien cette visibilité, il y a beaucoup de personnes qui s’épanouissent dans ces activités et c’est formidable. Néanmoins, il n’y a pas que ça pour moi. J’ai trop souvent l’impression que l’on réduit la visibilité autour du handicap au sport de haut niveau. Même en rééducation on nous tient ce genre de discours : “T’es handicapée ? Fais donc du sport !” en oubliant que ce n’est peut-être pas une aspiration partagée par tous.
Sur les Paralympiques, je suis assez critique quant au fait de mettre dans le même panier toutes les personnes porteuses de handicap. Ce serait considérer qu’à partir du moment où on est handicapé, on est tous pareils, avec exactement les mêmes aptitudes et les mêmes contraintes. J’ai beaucoup de mal avec ça, car ce n’est évidemment pas le cas.
Toute cette médiatisation autour des Jeux Paralympiques est pourtant très positive pour tout un tas de raisons, mais parfois j’ai un peu de mal avec la façon dont on organise les choses. J’ai entendu parler de la cérémonie d’ouverture qui ne serait pas accessible pour les athlètes handisport. Paris n’est déjà même pas accessible, je pense qu’on a tout dit rien qu’en disant cela. Sans parler du fait que l’on est obligé de baisser les prix des places par peur que personne ne vienne assister aux compétitions handisport…
UE : Beaucoup de contradictions en somme ?
SG : Oui, c’est un peu comme l’écologie et le green-washing. Il y a un côté “c’est bien, on doit le faire, on doit en parler” donc on agit, on montre une belle image. C’est aussi beaucoup pour se faire sa petite pub. J’ai un regard un peu critique à vrai dire. J’ai beaucoup de temps libre donc je me pose beaucoup de questions !
Mais ce qui est super c’est que ça va mettre en avant tout un tas de gens. Et je suis persuadée que pour énormément de personnes le sport est un super exutoire, c’est une façon d’exister, c’est quelque chose qui peut devenir vital. J’ai rencontré chez mon prothésiste un quadri amputé qui s’est mis à la nage et ne fait absolument que ça. Il nage tout le temps et souhaite participer aux jeux paralympiques. C’est un formidable espoir. Moi je n’ai pas ressenti ce besoin car pour moi, l’espoir, ce qu’il me restait quand j’ai été amputée, c’était ma vie de famille. C’est ça mon challenge, quand ma fille veut aller se promener, de pouvoir l’accompagner. Chacun vit ses défis en fonction de sa vie personnelle et familiale, de son histoire et de son quotidien.
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Son livre : Choc Toxique, par Sandrine Graneau et Claudine Colozzi, Flammarion, 2021.